La plus grande transformation par le droit

Par Robert Spano, ancien président de la Cour Européenne des Droits de l'Homme,  avocat au sein des bureaux de Paris et de Londres de Gibson Dunn & Crutcher,
et Lydia Meziani, avocate au Barreau de Paris au sein du cabinet Brabant de Cambiaire & Meziani

 

Répondre à l’obligation de compliance, c’est contribuer à répondre à un risque existentiel, un risque pour la survie du modèle d’affaires des entreprises multinationales. 

En une quinzaine d’années, les entreprises vivent leur plus grande transformation. Ce changement de paradigme bouleverse le droit et ses métiers. Si, jusqu’alors les relations entre les États et les individus s'inscrivaient dans un rapport de verticalité, elles sont désormais devenu de plus en plus horizontales. C’est en 2011 que la première étape est franchie avec l’adoption des principes Ruggie, principal catalyste de la responsabilité des entreprises dans la protection des droits humains. Mais , même à cette époque, rien ne laissait présager que ces engagements volontaires pourraient engager la responsabilité des entreprises. 

Pourtant, les choses ont changé : les principes des Nations-Unies sont devenus la clef de voûte visionnaire d’un mouvement politique massif de l’UE. Et ce mouvement est porté par le changement climatique et notamment par la première décision consacrant l’obligation des Etats de prendre des mesures proactives afin de respecter le droit à la vie et le droit à la vie privés conformément à la Convention européenne des droits de l’homme : l’arrêt Urgenda Foundation v. State of the Netherlands ainsi que par la vision progressiste de l’UE qu’il devait y avoir une responsabilisation des opérateurs économiques dans un rapport horizontal entre les entreprises et les individus. 

Et la façon dont l’UE a organisé cela est pensée : en demandant aux entreprises de communiquer leurs données financières en les intégrant dans un outil de durabilité modélisable, l’UE exige de savoir ce que les entreprises font, non seulement du  point de vue de l’interne, mais également ce qui est fait du point de vue de l’externe, par la double matérialité. Mais l’UE va encore plus loin dans cette trajectoire de responsabilisation des opérateurs économiques transnationaux en imposant, maintenant qu’elle sait ce que les entreprises font grâce à la CSRD, ce qu’elles doivent faire pour protéger les droits humains et environnementaux. Ainsi la CSRD impose une transparence dans ce que l’entreprise fait et la CS3D impose un changement de modèle d’affaires pour contribuer à un futur soutenable. Par conséquent, les UNGPs, qui étaient de la soft law, ont été transformés par la révolution ESG de l’UE en un mécanisme de droit dur. Bien sûr certains pays avaient ouvert la voie avec notamment la loi de vigilance française, première du genre. 


Indéniablement, le binôme CSRD/CS3D est la pièce maîtresse du puzzle. En effet, en imposant aux entreprises l’obligation de contribuer à la lutte contre le changement climatique et pour la protection des droits humains, elle dessine un nouveau modèle d’affaires. Elle est la pièce maîtresse car elle est une norme de compliance globale qui s’applique à toutes les entreprises d’une certaine taille qui opèrent en Europe (un périmètre bien plus large que la loi française puisque la CS3D va toucher plus de 7 000 entreprises). Dès lors CS3D prend en compte beaucoup d’obligations verticales imposées par les Etats et impose une horizontalité en prenant en compte la sphère d’influence de l’entreprise. Ainsi, si la CSRD impose de la transparence dans ce que l’entreprise fait, la CS3D impose une trajectoire. Tout est lié. 

Bien sûr, cela représente un risque majeur pour l’entreprise qui va devoir, stratégiquement, penser sa présence géographique et analyser ses risques avec une granularité sans pareil, avec à l’esprit la détermination du législateur et du régulateur d’ancrer dans la réalité opérationnelle de l’entreprise ses obligations positives. Bien sûr, il serait tentant de combattre ce mouvement. Mais ce combat est d’arrière-garde. A cet égard, en reconnaissant le droit individuel à vivre dans un environnement sain, la CEDH dans son arrêt de Grande Chambre, rendu le 9 avril 2024, dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse réaffirme sa détermination à créer les conditions d’une nécessaire transformation. L’entreprise est un incroyable vivier de bonnes pratiques qui ne demandent qu’à être partagées et modélisées. Ces obligations de compliance peuvent, et doivent, être une opportunité de se démarquer face à la concurrence en inscrivant la performance de l’entreprise dans un futur soutenable. C’est en ce sens que la CSRD introduit une notion clé : la double matérialité. Cela signifie que les entreprises doivent non seulement évaluer l'impact de leurs activités sur l'environnement et la société, mais également analyser comment les évolutions externes (changement climatique, pénurie de ressources, etc.) peuvent affecter leur modèle économique. Cette approche systémique exige une compréhension approfondie des enjeux environnementaux et sociaux, ainsi qu'une capacité à identifier les risques et les opportunités associés. 

Les juristes d'entreprise sont appelés à jouer un rôle central dans cette évaluation, en collaboration avec les équipes financières, opérationnelles et stratégiques. Notre métier de juriste est ainsi repensé, en (re)devenant au centre de la vie des affaires. Par conséquent, tout juriste comme toute branche du droit, par conviction ou obligation, voit sa pratique s’ancrer dans la compliance pour assurer sa permanence. Et c’est avec certitude que dans le futur, juristes d’entreprises comme avocats, nous sommes, et seront tous, des avocats droits humains. 


Publié le 09/12/2024