“Nous assistons à un accroissement du rôle des professions juridiques”
Propos recueillis par Florence Leandri
Le 24 octobre 2024, Bertrand Savouré a accédé à la présidence du Conseil supérieur du notariat (CSN), pour un mandat de deux ans qu’il compte axer sur le développement et la souveraineté de la profession. Cet engagement fort aux plus hautes instances de sa profession est-il un signe distinctif familial ? En effet, son frère Jean-Charles, aujourd’hui médiateur inter-entreprises, a été pour sa part…président de l’AFJE de 2009 à 2011. Regards croisés !
Quels seront les deux grands marqueurs de votre mandat ?
Bertrand Savouré (BS) : Le premier marqueur vise à projeter la profession de notaire vers l’avenir alors qu’elle sort d’un cycle assez spectaculaire de changements, que ce soit en termes de réformes législatives ou règlementaires, de méthodes de travail ou encore avec l’arrivée d’une nouvelle génération forte d’aspirations et d’appétits différents. Comme il faut s’approprier ces bouleversements pour mieux envisager le futur, un grand recensement va être mené d’ici la fin 2025 afin d’observer sociologiquement et économiquement le notariat. La souveraineté, mon second marqueur, est en lien avec le développement de l’intelligence artificielle (IA) et son corollaire, le traitement de la data. Ces deux évolutions percutent en profondeur une profession comme la nôtre, à la fois très numérique et délégataire de la puissance publique. La bonne réponse, pour se développer en confiance, est d’introduire une dose de souveraineté dans la conduite de nos missions. Dans le cadre de la signature des actes authentiques par exemple, pour l’identification des clients et l’expression du consentement, cela implique de disposer d’outils à notre main, de logiciels maîtrisés par la profession, avec des données collectées et hébergées dans des conditions optimales de sécurité, c’est-à-dire conformes aux réglementations française et européenne, et pour certaines d’entre elles hébergées par la profession. C’est pourquoi nous avons comme projet de développer une interface client/notaire qui serait un lieu de d’échanges et de stockage de la documentation.
Quels sont en 2025 les enjeux du notariat ?
BS : D’abord, la relation avec nos clients, qui a pour fondement la confiance, qui elle-même repose sur l’apport d’une sécurité juridique et technique par le notaire. L’arrivée de l’IA pose en la matière un certain nombre de questions : où placer la confiance ? Comment la fortifier ? La faire perdurer ? Ces questions s’inscrivent dans un enjeu plus général, le numérique, un virage que la profession notariale a su prendre il y a plus de 15 ans avec la signature électronique. Cet enjeu numérique s’inscrit lui-même dans un autre enjeu : celui de la relation avec l’État qui doit être toujours fortifiée. Nous sommes une profession d’officiers publics et ministériels à laquelle l’État délègue toujours plus de missions et de responsabilités. Je pense par exemple à la lutte contre le blanchiment des capitaux qui impose au notaire d’être particulièrement vigilant sur l’identification des clients et la provenance des fonds lors d’une acquisition immobilière. Notre exemplarité contribue à ce que les politiques publiques atteignent leurs finalités. Et au-delà de nos missions régaliennes nous devons faire preuve du sens de notre responsabilité face à la société, par exemple sur le sujet de la rénovation énergétique.
Projection dans l’avenir, souveraineté ou encore numérique : quelles résonances et quelles dissonances avec les juristes d’entreprise ?
Jean-Charles Savouré (JCS) : Comme pour les notaires, la souveraineté est un enjeu majeur pour les juristes d'entreprise, qui se traduit notamment par leurs efforts constants pour obtenir la confidentialité de leurs avis juridiques. L’enjeu numérique est aussi très prégnant dans notre profession et dans les deux mêmes composantes que la profession notariale, l’IA et la data. L’exposition des données et les risques que cela engendre pour l’entreprise requièrent un effort constant de formation et d’adaptation de nos méthodes d’analyse et d’organisation. L’émergence de l’IA nous impose de comprendre cette technologie et d’être en mesure de choisir l’outil le plus approprié et d’en faire une utilisation pertinente.
Quelle est votre position sur la possibilité d’accorder la confidentialité aux avis des juristes d’entreprise ?
BS : La profession notariale ne connaît pas cette problématique. Inscrit à l’article 8 de notre code de déontologie, le secret est consubstantiel à notre profession. Il est absolu, intangible et fait l’objet d’une jurisprudence très fournie qui a acté que même un client ne peut délier le notaire de ce secret. Je comprends le combat que mènent les juristes d’entreprise par la voix de l’AFJE : la confidentialité est très importante en droit. C’est d’autant plus vrai dans le monde actuel avec l’ouverture de la donnée et sa possible exploitation.
Quelles convergences et divergences voyez-vous émerger dans l’évolution des professions notariales et des juristes d’entreprise ?
JCS : L’évolution de nos métiers diffère sur un point : là où le notariat doit rester attaché à ce qui relève de la puissance publique, les juristes d’entreprise doivent en permanence repenser leur communauté professionnelle au regard du foisonnement de réglementations nouvelles qui s’appliquent aux entreprises. Il faut non seulement nous approprier les textes mais aussi penser à l’intégration des spécialistes de ces matières. Les DPO, les compliance officers ou encore les legal ops managers, pour n’en citer que certains, appartiennent aussi ou, selon leur profil, ont vocation à appartenir à la grande communauté des juristes d’entreprise. C’est pourquoi nous menons au sein de l’AFJE une réflexion sur les éléments fondateurs de ce métier : sa définition, son périmètre, ses voies d’accès, sa déontologie, etc.
BS : Le foisonnement de la réglementation influence nos deux professions de manière différente : chez les notaires, cela modifie la façon d’exercer notre métier. Coté convergences, nous assistons à un accroissement du rôle du juriste au sens global du terme c’est-à-dire de toutes les professions juridiques, parce que le droit lui-même a une place plus grande. Les juristes ont des missions de plus en plus larges, avec un droit qui devient de plus en plus porté sur l’application des normes et où la réglementation européenne joue un rôle croissant. Il y a 20 ans, le droit immobilier relevait pour l’essentiel du droit des obligations, désormais il est aussi fait de normes environnementales et énergétiques ou d’obligations liées à la lutte contre le blanchiment d’argent.
JCS : L’un des points saillants de ces 15- 20 dernières années est effectivement la montée en puissance du droit et l’émergence de disciplines juridiques qui requièrent des compétences très pointues et nouvelles. D’où l’accroissement du nombre des acteurs du monde juridique, en particulier dans le monde de l’entreprise. Ainsi, le premier recensement conduit par Ipsos pour le compte de l’AFJE, en date de 2010, comptabilisait 16 000 juristes d’entreprise, chiffre que l’on peut aujourd’hui estimer à 20 000 actuellement. D’où, également, une montée en puissance des juristes au sein de leurs entreprises, qui se traduit notamment par une participation de plus en plus systématique aux instances dirigeantes de celles-ci (comex ou comités de direction).
BS : Même constat chez les notaires. En 2006, la France comptait 8 500 notaires, un chiffre longtemps resté stable. Le statut particulier du notaire salarié s’est beaucoup développé ces dernières années et la loi Croissance a libéralisé l’ouverture des offices notariaux au gré des besoins des territoires et des candidatures. La profession a ainsi crû de 40% depuis 2015 ! On compte désormais 12 500 notaires libéraux et 5 000 notaires salariés.
Quels liens partagent le CSN et l’AFJE, et plus largement les notaires et les juristes d’entreprise ?
JCS : En tant qu’acteurs de la filière juridique tricolore, l’AFJE et le CSN poursuivent des objectifs communs qui se sont matérialisés à plusieurs reprises lors du Grenelle du Droit. Par ailleurs, nos deux organisations collaborent au sein d’instances pour servir l’intérêt collectif. C’est le cas, par exemple, de la promotion et de la diffusion du droit continental dans le cadre de la Fondation pour le droit continental. Nous avons également des besoins de formation qui peuvent se rejoindre. Par exemple sur la composante technique de l’IA. Nous pourrions aussi envisager de construire des ponts entre les deux professions, par exemple vis-à-vis des entreprises familiales : les notaires ont une expertise patrimoniale très utile aux juristes qui exercent dans ces sociétés où ils sont confrontés à des problématiques spécifiques dues à la confrontation possible entre intérêt social et intérêt familial.
BS : Je suis d’accord. Et la collaboration entre nos deux organisations est d’ailleurs déjà développée au niveau régional, et surtout de professionnels à professionnels.
Vous êtes frères et tous deux très impliqués dans les instances de vos professions respectives : pourquoi cet engagement ?
BS : Il y a sans doute un ADN qui favorise l’investissement pour l’intérêt général ! Pour ma part, je prends beaucoup de plaisir à œuvrer en faveur de la transformation de ma profession et à proposer des orientations à mes confrères. Je préfère être dans le train plutôt que de le regarder passer et c’est encore plus efficace dans la locomotive. De plus, piloter une instance est très intéressant, très stimulant intellectuellement et même passionnant pour la partie relationnelle. J’ajoute à ces raisons un ressort intime : cela me permet d’agir en conviction.
JCS : J’ai le goût pour la matière juridique et pour la promouvoir dans l’entreprise. Quoi de plus stimulant que d’œuvrer à l’épanouissement de celles et ceux qui ont choisi le même parcours que soi ? L’image de mes prédécesseurs à la présidence de l’AFJE a aussi beaucoup joué : des juristes de grand talent qui, malgré leurs lourdes fonctions, ont su mettre leur énergie, leur expertise et leur force de conviction au service de la promotion et de la défense d’un métier qu’ils ont propulsé sur le devant de la scène. Ils ont tracé un chemin qui méritait d’être poursuivi !
Quel message souhaitez-vous faire passer pour encourager les professionnels à s’investir dans une instance professionnelle ?
JCS : S’engager dans une instance professionnelle revient à s’offrir la possibilité, tout en restant dans son domaine de compétences, de contribuer à quelque chose qui nous dépasse. C’est aussi une opportunité de faire bouger les lignes sans autre directive que celle de croire en soi et aux autres. C’est enfin un enrichissement personnel, d’abord par les personnalités, très diverses, stimulantes et de haut niveau qu’on y côtoie , mais aussi par les solides liens d’amitié que l’on s’y crée.
BS : Entièrement d’accord ! J’ajoute un élément, particulièrement vrai pour une profession réglementée telle que le notariat, dont on peut penser qu’elle est soumise à la volonté de l’État, mais qui peut servir à toutes les professions : le sort de notre profession est entre nos mains puisque nous devons convaincre. Plus les jeunes consœurs et confrères s’investiront, plus ils feront de la profession ce qu’ils souhaitent qu’elle devienne. Mettre son empreinte n’apporte aucun bénéfice économique mais crée un mouvement qui bâtit l’avenir. C’est une forme de souveraineté.