La direction juridique augmentée, une opportunité de réflexion
Au-delà du contexte de développement de solutions technologiques pour l’exercice de leur métier par les juristes d’entreprise et la manière dont elles vont transformer cet exercice, les directions juridiques ont une opportunité de réfléchir sur leurs missions et leur création de valeur au profit de l’entreprise. La question des outils digitaux à utiliser pour améliorer l’efficacité et l’efficience dans la réalisation de ces missions est certes importante, mais elle est "secondaire". En d’autres termes, savoir pour quelles raisons des choix d’outils doivent être faits et quel sera leur apport est essentiel.
Par Christophe Roquilly
À l’occasion du Baromètre des juristes d’entreprise 2017, élaboré par l’AFJE, le Cercle Montesquieu, Legal Suite et l’École de droit et de management de Paris II, en collaboration avec Ipsos, il a été mis en évidence que neuf juristes d’entreprise sur dix considèrent que la digitalisation aura un impact durable sur l’exercice de leur métier. Ce pourcentage rassure quant à la prise de conscience des juristes d’entreprise. Cependant, ils ne sont que 30 % à exprimer leurs besoins en outils innovants ou en applications de gestion juridique, ce qui démontre, selon nous, un manque de connaissance des solutions existantes.
D’autres études autorisent à faire le même constat – quitte à le nuancer - au-delà du contexte français. L’étude Deloitte 2017, The Legal Department of the Future, montre que le développement exponentiel des technologies fait partie des "drivers" identifiés par les directeurs juridiques, qui citent notamment leur utilité pour l’automatisation (par exemple extraire des données à partir des textes législatifs et réglementaires et les intégrer dans le système de management des risques juridiques; utiliser le data analytics et le big data pour gérer les coûts des prestations juridiques par les conseils externes et décider de l’allocation optimale des compétences au sein de la DJ).
Quant à l’étude PWC société d’avocats, Digitalisation de la fonction juridique : quelles priorités en 2018 ?, elle met en évidence des attentes claires de la part des directeurs juridiques quant à l’utilité des outils digitaux :
- un gain de temps ;
- une dématérialisation des documents ;
- une optimisation des services rendus aux clients internes.
Cette même étude identifie deux priorités majeures des DJ en recourant au digital, qu’il s’agisse de grandes entreprises, d’ETI ou même de PME/TPE : la performance et la maîtrise des risques, d’une part, et la visibilité de la fonction juridique au sein de l’entreprise, d’autre part. Collaboration, dématérialisation et mobilité / animation d’une communauté constituent le top 3 des utilisations prévues par ces mêmes DJ. Mais le degré de maturité digitale reste perçu comme faible.
Nous formulons deux regrets à la lecture de cette étude PWC. La gestion des talents arrive en dernière (ou avant-dernière) position dans les utilisations prévues, alors même que c’est une question capitale pour tout management qui se respecte, surtout dans la logique de la digitalisation qui amène à s’interroger sur sa chaîne de valeur et sur les compétences-clefs dans cette chaine.
Également, une affirmation qui nous paraît éminemment contestable : « cependant, une appétence pour le digital peut être un plus dans les prochains recrutements car elle est désormais plus valorisée que les soft skills, bien qu’elle demeure en retrait par rapport aux exigences relatives à la formation et à la technique juridique. Pourquoi opposer appétence pour le digital et soft skills ? Ces derniers seront encore plus importants dans la mesure où le recours au digital va permettre de dégager les équipes des tâches répétitives, pour mieux se consacrer à la relation-client, qui requiert avant tout… des soft skills ! Ce sont la génération X et les Millenials qui sont d’ailleurs les plus ouverts au changement de méthodes de travail, sans que cela ne soit exclusif. Il est par conséquent capital de gérer ces jeunes talents qui seront les plus à même de porter ce changement et d’en être les ambassadeurs.
L’enquête que nous avons menée auprès de 100 étudiants de nos programmes Business Law and Management et LLM en constitue une preuve. Presque 90 % d’entre eux pensent que le recours au digital dans les métiers du droit est une opportunité (faut-il s’inquiéter des 10 % restants ?), et ils sont 96 % à être fortement d’accord ou d’accord avec le fait que l’exercice des métiers du droit va être modifié par le développement du recours au digital, aux robots et à l’intelligence artificielle.
Un impact variable selon les tâches
Nous ne disposons pour l’instant que de très peu d’études sérieuses et réellement documentées quant à l’impact du digital (au sens le plus large du terme) sur la réalisation par les avocats ou les juristes d’entreprise des différentes tâches qui composent leur métier. Même si leur article ne semble pas être dans sa version définitive, Dana Remus et Frank Levy ont mené une étude poussée, à partir d’un échantillon robuste de cabinets d’avocats, afin de déterminer quels segments dans leur activité seront le plus impactés par la robotisation (Can Robot be Lawyers ? Computers, Lawyers, and the Practice of Law, disponible sur SSRN). Les auteurs distinguent ainsi plusieurs catégories de tâches, dont certaines vont être selon eux fortement ou modérément impactées par la robotisation : en premier lieu, l’analyse documentaire, en particulier grâce au predictive coding permettant de classer les documents selon leur degré de pertinence, ce qui présente évidemment un intérêt dans le cadre de procédures de discovery ou d’investigations. À un degré moindre, l’administration et le management des dossiers (workflow, budget, facturation, etc.) ; la rédaction de contrats ou d’actes juridiques, même si la blockchain offre des pistes en matière de création de statuts de sociétés (1) ; les due diligence ; la recherche juridique (réalisons, par exemple, que LexisNexis, avec son Lexis 360, gère 16 millions de documents !); l’analyse juridique et la stratégie juridique ou judiciaire, conduisant à une prise de décision et une planification des actions face à un risque juridique (notamment ce que certains appellent la justice prédictive, mais que d’autres dénomment plus judicieusement justice prévisionnelle (voir notamment des outils tels que Predictice, Case Law Analytics, JurisData Analytics, Legalmetrics), pour lesquels il existe déjà un certain nombre d’outils disponibles. Enfin, les auteurs distinguent les tâches pour lesquelles l’impact sera faible. Soit parce qu’il existe déjà - et depuis un certain nombre d’années - des outils à disposition des professions du droit, comme c’est le cas en matière de gestion documentaire. Soit parce que ces tâches sont, pour l’instant, difficilement réalisables par un agent artificiel. Il en va ainsi des notes / mémos juridiques ayant pour objectif de faire le point sur une nouvelle législation ou réglementation, ou encore d’analyser leur application à une catégorie de faits, en dehors de situations extrêmement "standard" pour lesquelles des chatbots ou des robots tels que Ross peuvent être utilisés ; de l’analyse des faits, même si les outils de data analytics peuvent aider à compulser d’importants volumes de données ; le conseil au client, qui nécessite beaucoup d’interaction humaine non-structurée pouvant néanmoins être rendue plus efficace par le recours à des plateformes de knowledge management et de communication en ligne sécurisée ; la négociation, tout en sachant que les plateformes de résolution en ligne de conflit se développent. Mais là encore, il s’agit plus d’un support pour mener la mission que d’une automatisation. Cependant, certains développements peuvent laisser supposer une plus forte automatisation dans le futur, comme en témoigne le general counsel de la banque DBS à Singapour.
Déterminer leur raison d’être
L’État français compte investir 1,5 Md€ dans l’IA pendant le quinquennat. En 2017, 16,5 % des legal tech françaises ont levé des fonds pour un montant total de 12,8 M€ (pour une comparaison avec les États-Unis). L’offre est donc là, sans compter les nouveaux business models de cabinets d’avocats, tels qu’Axiom ou Oxygen + en France.
Face aux besoins des DJ, les cabinets d’avocats sont aussi confrontés à la question de la différentiation concurrentielle. La manière dont ces derniers intègrent les outils digitaux dans la fourniture de leurs services et la création de valeur chez le client va devenir un élément de plus en plus différentiant. La combinaison "développement des technologies + apparition de nouveaux compétiteurs" renforce le pouvoir de négociation des DJ (en tout cas celles d’une certaine taille) dans le choix de leurs prestataires externes.
Une étude réalisée en 2017 par LexisNexis et la Judge Business School de l’université de Cambridge, et s’intéressant au marché britannique du droit, a montré qu’il existe un décalage significatif et persistant entre les cabinets d’avocats et les directeurs juridiques clients. L’étude conclut que les cabinets qui adoptent les outils d’IA et sont capables de bouger plus rapidement sont ceux qui permettront à leurs clients de récupérer plus de valeur.
Avant toute décision relative aux outils qui pourraient lui permettre d’améliorer sa performance, la DJ doit prioritairement s’interroger sur ses missions et les définir, au regard du business de l’entreprise, de ses valeurs, de sa stratégie, et des objectifs de performance. Elle doit ensuite en déterminer le séquencement, en partant de sa chaine de valeur : quels sont les flux entrants (informations) qu’elles traitent et les flux sortants (les solutions qu’elle apporte à l’entreprise), avec les différents maillons nécessaires, et les différents acteurs impliqués, tant en interne qu’à l’externe. La DJ va ainsi pouvoir mieux comprendre ses clients internes en analysant les interactions, et trouver des moyens plus efficaces et plus efficients de travailler avec eux et de leur fournir des solutions de qualité.
Le choix des outils digitaux à utiliser sera fonction des priorités, car toutes les applications ne pourront pas être implémentées en même temps. La DJ doit s’appuyer sur sa chaîne de valeur et la culture interne, tout en étant pragmatique : quels sont les outils pouvant être le plus rapidement mis en œuvre, avec le plus de chance de succès, de manière à obtenir des "quick win".
Pour y répondre, elle doit garder à l’esprit un certain nombre de critères dans le choix des outils, tels qu’ils sont définis par la Charte éthique des legal tech : qualité de service, simplicité du parcours utilisateur, respect des délais d'intervention, transparence, service relation-client, devoir d'information. La question du budget se pose évidemment, de même que le retour sur investissement s’il faut convaincre pour obtenir ce budget.
Que la DJ décide de s’engager dans une démarche d’innovation de rupture ou plutôt incrémentale, elle ne doit pas perdre de vue que l’aspect le plus important dans une transformation digitale est plus la transformation en elle-même que les outils ou les technologies. Transformer n’est pas qu’une posture. Il s’agit de développer une culture de collaboration et du changement, en créant un environnement qui favorise l’expérimentation, accompagne et récompense les membres de l’équipe qui prennent des risques, alors même que ce n’est pas nécessairement dans l’ADN du juriste. Cette transformation doit aussi être tournée vers une amélioration de la performance de la DJ, ce qui renvoie à l’existence d’indicateurs-clés de performance (KPIs). Comment mesurer l’impact du recours aux outils digitaux s’il n’existe pas d’indicateurs, et sachant que la DJ, comme toute direction au sein d’une entreprise, doit être capable d’expliquer sa performance ?
Les DJ ont un challenge passionnant devant elles : construire et mettre en œuvre une transformation digitale destinée à améliorer leur performance. Ce challenge a aussi la vertu de les faire réfléchir – même si certaines sont plus avancées que d’autres – à leur mission, leur chaîne de valeur, et la contribution des équipes internes et externes à la création de valeur. Ces enjeux de nature managériale sont complétés par des questions d’ordre juridique et éthique, que les DJ vont nécessairement rencontrer et notamment : quelles sont les responsabilités dans la création et l’utilisation de ces outils et leurs algorithmes ? La RGPD, qui est déjà un enjeu pour bon nombre de DJ, est-elle bousculée par l’IA ? Ce futur que les DJ vont construire pour elles-mêmes et pour l’entreprise n’a rien d’une certitude et les échanges d’expériences, de best practices, de succès comme d’échecs, nous paraissent constituer un terrain de jeu prometteur pour l’AFJE et ses membres.
A propos de Christophe Roquilly Christophe Roquilly est professeur et doyen du corps professoral et de la recherche à l’EDHEC Business School. Il est également directeur de LegalEdhec. Rens. : https://www.edhec.edu
(1) Ou de vote des actionnaires en AG. Voir X. Vamparys, Blockchain et droit des sociétés, quelques réflexions d’un praticien ; JCP ed E, 2018, n°17, p. 23 et s. On notera que la blockchain offre aussi des débouchés en matière de répartition des droits collectés dans le domaine de la propriété intellectuelle, comme en témoigne la direction juridique d’IBM.