Pistes de réflexion sur le droit français de la concurrence

À l’occasion du 31e anniversaire de la publication de l’ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, le Club des Juristes a souhaité ouvrir une réflexion sur l’adéquation au contexte politique, économique, juridique et social actuel des principes et règles que contient ce texte fondateur du droit de la concurrence en France, tels qu’ils ont été modifiés et qu’ils sont désormais compris dans le code de commerce. 
Par la Commission concurrence de l'AFJE animée par Thierry Boillot.

Le  texte  fondateur du droit français de la concurrence a tout juste 31 ans et si l’objectif initial était la libéralisation des prix et le contrôle des abus qui pourraient mettre à  mal cette libéralisation, la multiplication des textes législatifs (pas moins de dix lois sur la transparence tarifaire en 25 ans, par exemple) rend la matière touffue et souvent imprévisible pour les entreprises, aussi bien en ce qui  concerne le droit des pratiques anticoncurrentielles (PAC) qu’en droit des concentrations ou en droit des pratiques restrictives de concurrence (PRC). Il serait temps de consolider les textes, de simplifier le fond et la forme.


1 - DROIT DES PRATIQUES ANTICONCURRENTIELLES
1 - 1. Durée et encadrement de la procédure contentieuse

Les délais d’instruction des affaires augmentent sensiblement au fur et à mesure que les pratiques anticoncurrentielles sont de plus en plus difficiles à déceler. Certains dossiers s’éternisent (l’affaire des vedettes vendéennes a déjà 15 ans et n’est pas encore passée en force de chose jugée. La dernière affaire Ciments démarrée en 2008 s’est conclue par une absence de poursuite après sept ans d’instruction). Or, il y a un décalage important entre ce  temps d’instruction et le temps judiciaire. Alors que la procédure d’une notification de concentration est très contrainte, pour des raisons évidentes, celle des PAC est non  bornée, alors même qu’il n’est pas plus facile en des solutions et de mettre en œuvre les remèdes.

Pour les dossiers contentieux, il conviendrait de réduire et d’encadrer la procédure d’instruction. Comment, en pratique, va s’articuler le contentieux de en arrière et en déduire un préjudice ? Une solution pourrait résider dans la mise en place de "contrat de procédure". L’enquête serait encadrée dans un planning prédéterminé entre les parties prenantes et l’Autorité. Cela éviterait des contentieux en annulation de l’enquête comme cela fut le cas en 2016 devant le TUE dans une affaire Ciments à la suite des errements des enquêteurs.
 
1 - 2. Pourquoi instruire plutôt que transiger ?
Il nous apparaît qu’il manque aux praticiens un mode d’emploi des différentes options de la stratégie procédurale. En effet, l’Autorité possède désormais tout un arsenal de moyens à sa disposition : transaction, négociation, sanctions administratives, calcul de la sanction, etc. Et il est difficile de prévoir pourquoi l’Autorité privilégie en phase d’instruction telle option plutôt que telle autre. Les entreprises auraient besoin de comprendre, dans un souci de prévisibilité, quels sont les fondements de la politique de concurrence qui est appliquée.
 
1 - 3. Revenir aux fondamentaux : le droit à la concurrence
Dans les secteurs dérégulés, mais pas seulement, le droit de la concurrence a  été détourné de son objet par les mavericks et  il  est  devenu  au fil des années, un outil offensif, qui peut être utilisé à des fins stratégiques sur les marchés. Par exemple, les nouveaux entrants des télécoms ont très bien su utiliser l'ensemble du droit de la concurrence et de la régulation sectorielle pour imposer un véritable carcan à l'opérateur en place et gagner ainsi leurs propres marges de manœuvre. Une vraie libéralisation du marché consiste à s’assurer que la concurrence  joue également au bénéfice des consommateurs et de la liberté des prix, et non seulement des opérateurs plus offensifs.
Cette évolution est allée de pair avec la diminution de la prise en compte du comportement. En effet, l’infraction initiale  comportait un élément intentionnel (la concurrence faussée était "déloyale"). Or, celui-ci a fini par être  gommé par la seule  recherche d’un effet anticoncurrentiel, puis finalement par l’infraction par objet.
On assiste dans des décisions récentes, au  niveau  de  la  Commission, à un certain retour de l’effet sur l’objet (Affaire Post Danmark II, par exemple).
S’il fallait remettre en chantier le droit de la concurrence en France, il y aurait lieu de réintroduire la condition de comportement et d’en finir avec ces infractions impossibles à identifier que sont le parallélisme de comportement ou l’application de remèdes structuraux avant toute infraction qui reviennent à une planification des marchés (cf. CMA dans le dossier Ciments). Réintroduire l’élément intentionnel revient aussi à apprécier la part de chaque acteur dans une entente. Il y a souvent ceux qui l’ont instituée par intérêt et ceux qui suivent. Ce n’est pas toujours les titulaires des plus  grosses parts de marché (qui auront les plus grosses sanctions) qui ont un intérêt à plus de transparence. Il  y  aurait  ainsi  lieu  de  définir  une notion de "contributeur substantiel" à l’entente.
 
1 - 4. L’appauvrissement du droit de la concurrence par les nouveaux outils procéduraux
La non-contestation des griefs et la transaction sont deux mécanismes qui ont appauvri la pratique décisionnelle. La recherche de la preuve, les questions juridiques de principe, s’effacent et le débat ne porte plus que sur le niveau et le mode de calcul de l’amende (c’est ce que le professeur Laurence Idot appelle "l’amendologie"). Le centre de gravité de l’Autorité s’est ainsi déplacé du collège vers les services d’instruction qui sont en charge de la négociation. Le collège voit in fine son rôle réduit à celui d’une chambre d’enregistrement de l’accord négocié.


1 - 5. Calcul de la sanction et dommage à l’économie
Un  cartel  qui  fonctionne  bien  ne  se voit  pas. C’est l’instabilité et donc le dysfonctionnement du cartel qui entraînera sa découverte et sa sanction. La sanction tient compte de la difficulté de détection alors que ce sont les cartels déjà en voie de repentir ou de dysfonctionnement qui paient pour les autres. Cet état de fait paraît être une anomalie du système de calcul de la sanction, notamment de la prise en compte du dommage à l’économie, critère qui n’est ni la réparation du dommage au consommateur, ni une simple sanction administrative issue d’un barème, mais un mix incompréhensible, qui n’existe qu’en France. Ce paramètre oblige les économistes à faire des projections hasardeuses (le contrefactuel) donc imprévisibles pour l’entreprise, et cela accroît sensiblement l’insécurité pour les acteurs du marché, en même temps qu’il entraîne une inflation du niveau de sanction.


1 - 6. Adapter le DPA à la nouvelle économie
Les textes actuels ne nous paraissent pas adaptés aux marchés bifaces, notamment pour la notion de prix prédateurs (puisqu’il faudrait appréhender l’autre face du marché pour apprécier la nature de l’infraction).

 

2 - LE DROIT DES CONCENTRATIONS
2 - 1. Concurrence et protectionnisme
Le  droit  actuel des concentrations manque d’outils efficaces pour lutter contre la concurrence déloyale des acteurs étrangers non européens, de ce fait non soumis aux mêmes règles de concurrence  (exemple des prises de participations minoritaires  hors UE  dans certains secteurs d’activité stratégiques par les Chinois ou les Qatari).
Dans un même ordre d’idée, le non-respect des normes de sécurité et de qualité par des opérateurs étrangers fausse la concurrence. Aux distorsions de concurrence par les normes, les Autorités de concurrence répondent par des sanctions sur les membres des organismes de production ou de contrôle de ces normes dans lesquels figurent nécessairement les  acteurs du marché et producteur concernés (cf.  Affaire  Febelcem en Belgique, enquêtes Afnor en France).  


2 - 2. Concurrence et protection des secteurs en danger (filières agricoles...)
 

2 - 3. La simplification de la procédure de notification
Des tentatives ont été faites tant en France qu’à Bruxelles pour simplifier le droit des concentrations et permettre aux Autorités de contrôler ce qui est vraiment de nature à impacter le marché pertinent. Or, les entreprises constatent que la procédure simplifiée n’a de simplifiée que le nom.
 
2 - 4. Remèdes et contrôle du marché
La notion, contrôlée par le Conseil d’État, du maintien d’une concurrence suffisante conduit parfois à utiliser les remèdes  en condition préalable (fix it first). L’entreprise présente les difficultés générées par l’opération de concentration et ses remèdes, c’est-à-dire les désinvestissements qui seront nécessaires pour maintenir une concurrence suffisante, gardant ainsi la maîtrise des structures du marché.
Autrement dit, est-ce que le fix it first fait préjudice aux concurrents du marché qui n’ont pas été choisis pour les désinvestissements ?
 
2  -  5.  La  définition du marché de produit et du marché pertinent doit suivre l’évolution de l’économie
Les textes actuels ne sont pas adaptés à la nouvelle économie pour les plateformes numériques. La compétence territoriale de l’Autorité est-elle en adéquation avec la place de marché par essence transfrontalière ?
 
3 - DROIT DES PRATIQUES RESTRICTIVES
3 - 1. Simplifier et unifier les textes
Le  droit français des pratiques restrictives est pour le moins hétérogène. Loi de 1992, loi Sapin, loi Galland, NRE, Dutreil, Chatel, LME, Hamon, Macron ! Pas moins de dix textes en 25 ans. La liste des pratiques restrictives dans les contrats de distribution initialement au nombre de six sont actuellement de 25 dont certains cas n’ont donné lieu à aucune jurisprudence.
Ainsi, si  les dispositions relatives à  la rupture brutale des relations commerciales établies (L.442-6 I 5°) ont été largement plébiscitées par les opérateurs économiques, d’autres n’ont jamais trouvé application, comme l’abus de dépendance économique.
Il nous apparaît qu’une unification des  textes serait nécessaire pour le droit de la consommation, le droit des pratiques restrictives, le droit des pratiques abusives et qu’il serait sans doute plus pertinent de chercher à qualifier des comportements plutôt que d’empiler les pratiques. L’on retrouve ainsi des terminologies identiques dans  le  droit  de  la consommation et le droit des contrats, comme le "déséquilibre  significatif" (article L. 132-1 du Code de la consommation, L. 442-6 I 2° du Code de commerce et 1171 du Code civil), qui ne recouvrent pas des réalités identiques dans les deux textes. Si les juridictions en font des applications différentes, à raison, cela crée cependant de l’insécurité juridique pour les opérateurs économiques. À tout le moins, des guides ou circulaires permettant une transparence sur l’appréciation que les autorités vont en faire permettraient de limiter une telle insécurité.
De plus, beaucoup de ces dispositions ont été adoptées pour lutter contre les pratiques de la grande distribution, mais se trouvent de facto applicables à tous les secteurs du fait de leur positionnement dans le code de commerce. Or, cela crée de la complexité dans  certains  domaines où  de telles règles contraignantes n’étaient pas nécessaires. Une simplification sur ce point serait la bienvenue.
 
3 - 2. Assurer de l’effectivité
Force est de constater que toutes les modifications, ajouts  etc., réalisés dans le but de rétablir l’équilibre des relations commerciales n’ont guère eu d’effet. En effet, si les articles L. 441-6 et suivants du Code de commerce ont permis d’éviter certaines dérives, force est  de constater qu’elles n’ont pas abouti à l’objectif visé.
Ainsi, les opérateurs ont  modifié  la forme des conventions annuelles pour leur donner le lustre de l’accord et de la négociation, mais sans que la réalité ne change. Par exemple, les conventions annuelles proposées par la grande distribution demeurent présentées comme "non modifiables" et transmises en PDF pour signature, obligeant les cocontractants à développer des pratiques  juridiquement  incertaines comme la  lettre de réserve pour tenter de se protéger des clauses les plus déséquilibrées. Le constat est que, aujourd’hui, ce qui fait changer les pratiques dans ces secteurs, c’est la  sanction  par  les  autorités et le prononcé d’amendes. 

L’arrêt Galec a ainsi permis d’améliorer le quotidien des producteurs, soit des années après l’adoption des dispositions législatives. Dès lors que les opérateurs n’iront que rarement poursuivre l’un de leur cocontractant dont le circuit de distribution est fondamental pour leur développement,  tout  repose  sur  les épaules des autorités administratives et judiciaires. L’effectivité des dispositions sur  les  pratiques restrictives  de concurrence repose donc plus sur les moyens mis par le gouvernement dans les  enquêtes que dans l’addition de normes.


Publié le 20/12/2017


Rejoindre
l'AFJE