Prévention, détection, répression
Prévention, détection, répression : triptyque essentiel pour une lutte efficace contre la corruption
Près de six ans que la loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, est entrée en vigueur. Près de six ans que l’Agence française anticorruption (AFA) intervient en conseil et assistance mais aussi en contrôle auprès des personnes morales assujetties. Le point sur les progrès et les axes d’amélioration avec Charles Duchaine, magistrat et actuel directeur de l’AFA.
Propos recueillis par Carine Guicheteau
Quels sont, selon vous, les apports de la loi Sapin 2 ?
Rappelons qu’il y a encore quelques années, le système français de répression de la corruption transnationale était vivement critiqué. La loi Sapin 2 a en ce sens représenté une avancée majeure, d’ailleurs saluée par l’OCDE. Elle a notamment apporté une solution aux critiques récurrentes quant à l’absence de poursuites et de sanctions des personnes morales. La création de la convention judiciaire d'intérêt public par la loi Sapin 2 permet d’infliger de lourdes amendes aux personnes morales mises en cause pour des faits d’atteintes à la probité (corruption, trafic d’influence, fraude fiscale, blanchiment de fraude fiscale…) et d’inciter à la mise en place de programmes de conformité pour prévenir la récidive.
La loi Sapin 2 est un dispositif législatif qui, grâce à des outils remarquables et remarqués, contribue à l’amélioration de l’image de la France sur la scène internationale, tout en restaurant et préservant sa souveraineté judiciaire. La loi Sapin 2 et les efforts conjugués de tous les acteurs, de l’AFA aux entreprises, ont redonné une crédibilité à la stratégie anticorruption de la France. Si bien que j’ai le sentiment que le regard et la vigilance des États-Unis se sont relâchés, les autorités publiques américaines nous considérant désormais comme des alliés partageant la même volonté d’agir contre la corruption.
En résumé, la sécurité juridique est le principal gain de la loi Sapin 2 pour les acteurs économiques. En se conformant aux recommandations de l’AFA, qui embrassent les exigences des systèmes étrangers, les entreprises sont tranquilles au regard des différents dispositifs en vigueur à travers le monde.
Quel bilan tirez-vous de la mise en œuvre de la loi Sapin 2 depuis presque six ans ?
Le bilan me semble globalement positif. La loi a été mise en œuvre relativement rapidement, avec néanmoins des disparités. Les entreprises assujetties, à savoir celles dont le chiffre d'affaires est supérieur à 100 M€ et ayant au moins 500 salariés, se sont saisies promptement du sujet, à la différence des acteurs publics, visés dans son ensemble, sans condition de seuil. La mise en conformité est logiquement mieux appréhendée par les acteurs capables de mettre des moyens sur la table. Mais surtout, la loi ne dispose ni obligation précise ni sanction pour les acteurs publics, ce qui ne facilite et n’encourage pas la démarche de mise en œuvre d’un dispositif anticorruption.
Les acteurs, tout du moins privés, ont bien compris l’intérêt de cette loi et s’y plient donc, même si la conformité requiert d’y consacrer des ressources. La conformité peut en effet représenter une contrainte, mais il faut y voir une opportunité de se protéger des actions menées par des justices étrangères.
Globalement, la lutte contre la corruption est sur le bon chemin dans les entreprises, même s’il existe encore des progrès à faire. Lors de nos contrôles, si nous continuons de constater des manquements, il ne s’agit plus de manquements pour absence totale de mesures et ils se font plus rares.
Justement, sur quels aspects de la conformité les entreprises ont-elles encore des progrès à réaliser ?
Ce que nous constatons dans le cadre de nos contrôles, c’est que les mesures mises en place manquent parfois d’efficacité ou ne sont pas déployées dans l’intégralité des filiales du groupe. Mais, les lacunes observées ne méritent pas, bien souvent, d’être sanctionnées.
L’évaluation des tiers et les contrôles comptables anti-corruption sont généralement les mesures qui posent le plus de difficultés aux entreprises. Un bon programme de conformité anticorruption repose sur une cartographie précise des risques qui doit servir de base à l’élaboration et la mise en pratique d’un plan d’action adapté, avec de la formation, du contrôle interne, etc.
L’AFA assume un double rôle d’accompagnement et de contrôle. L’un de ces rôles est-il prééminent sur l’autre ?
Non, ces deux rôles coexistent parfaitement. Mais, la difficulté de la prévention est la mesure de son efficacité et de son impact sur le comportement des acteurs économiques. Dans le cadre de nos contrôles, nous jouons très largement un rôle d’accompagnement. Nous observons et formulons des recommandations. Nous agissons avec bienveillance, indulgence et pédagogie lorsque l’engagement de l’instance dirigeante est réel et sincère. Nous avons d’ailleurs récemment revu nos procédures de contrôle dans une logique didactique [lire encadré p. XX].
En cas de manquement, nous adressons dans la grande majorité des cas, un simple avertissement avec des recommandations à mettre en œuvre dans un certain délai. Nous sommes alors amenés à effectuer un contrôle de suite afin de vérifier la prise en compte de ces recommandations. Il y a alors un risque de poursuites si rien n’a été fait.
Rares sont les entreprises à avoir fait l’objet de poursuites. En près de six ans, la commission des sanctions de l’AFA n’a été saisie que deux fois. Et aucune sanction pécuniaire n’a été prononcée à ce jour. En revanche, la sanction réputationnelle est bien réelle et probablement très redoutée par les entreprises.
Le dispositif français de lutte contre la corruption vous semble-t-il efficace ? Optimal ?
Nous ne saurions prétendre lutter efficacement contre un phénomène opaque, clandestin et dissimulé simplement avec des actions répressives. D’où l’utilité de la "prévention à la française" avec la mise en place d’obligations permanentes, la possibilité de contrôler les mesures déployées et de sanctionner si besoin. Cela représente un bon moyen de mettre les entreprises sous tension et de leur déléguer la charge de s’auto-contrôler, à l’heure où les contrôles de l’État tendent à diminuer. Elles érigent leurs propres garde-fous, se gendarment toutes seules, avec l’épée de Damoclès de l’AFA qui peut tomber à tout moment.
Mais la compliance ne peut être la seule réponse à la corruption. Le système ne peut pas fonctionner sans sanction, et sévère qui plus est. Tout est complémentaire. Et, si la justice transactionnelle présente de nombreux avantages sur le plan économique, il est indispensable d’incarcérer les dirigeants de l’entreprise si les faits reprochés sont graves. Sinon ils continueront. Il ne faut pas céder à la tentation de la dépénalisation de la corruption.
Le dispositif français de lutte contre la corruption est efficace, que ce soit au niveau de la prévention ou des poursuites et de la répression, qui sont du ressort des parquets et notamment du parquet national financier. Mais, il manque un rouage essentiel : la détection. Faute de moyens, de nombreuses affaires doivent passer sous les radars et ne sont pas jugées.
Des ressources supplémentaires pourraient être affectées à la détection des infractions. L’effectif de la police judiciaire pourrait être étoffé mais, on ne peut embaucher indéfiniment. En revanche, il faudrait s’interroger sur l’emploi des ressources existantes. L’énergie est focalisée sur des épiphénomènes. On ne s’attaque pas à la source, à la délinquance organisée, de réseau… Certes, la corruption en col blanc existe et elle doit être sévèrement réprimée, mais il existe d’autres formes pernicieuses de corruption, à l’image du réemploi de l’argent de la drogue par des criminels qui infiltrent les milieux économique, administratif et politique. Nous gagnerions beaucoup à mieux cadrer et orienter les actions.
La loi Sapin 2 se positionne comme une réponse à l’action dite extraterritoriale des juridictions étrangères et américaines en particulier. Sur le papier, elle permet aux juridictions françaises de retenir leur compétence pour des faits commis à l’étranger. Mais, dans les faits, en l’absence de moyens de détection, les parquets sont démunis et ne peuvent engager de poursuites au niveau international. Le nerf de la guerre, c’est la détection.
De quels outils ou évolutions, l’AFA a besoin pour répondre aux recommandations de l’OCDE ?
J’appelle de mes vœux plus de moyens de détection pour l’AFA. Je ne demande pas de pouvoirs de police judiciaire, mais l’accès aux informations détenues par les administrations, à commencer par l’administration fiscale et Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins). Si Tracfin nous communiquait les déclarations de soupçon sur les entités et personnes que nous contrôlons, nous pourrions orienter nos recherches et vérifications.
Une instance de partage et d’analyse de l’information pourrait voir le jour. Sous la houlette du coordonnateur national du renseignement, les échanges seraient ainsi facilités pour faire de l’analyse des informations à des fins opérationnelles, pour un meilleur ciblage des contrôles. Mais, cela ne semble pas être du tout à l’ordre du jour.
Une réforme de la loi est-elle nécessaire ? Sur quels points ?
Il est vrai que des trous dans la raquette continuent d’exister et mériteraient d’être comblés. Par exemple, les obligations et sanctions qui pèsent sur les entreprises devraient être adaptées aux personnes morales de droit public pour que la loi soit réellement incitative. L’AFA a bien défini une série de recommandations à destination des acteurs publics, mais elles ne créent aucune obligation juridique, les manquements constatés lors des contrôles ne sont pas sanctionnés. Le seul éventuel risque pour l’acteur public est la divulgation du rapport de contrôle de l’AFA sur la place publique, dans le cadre de la loi CADA qui permet à tout citoyen de disposer d’un libre accès aux documents administratifs.
Autre amélioration envisageable : il serait souhaitable de supprimer la condition de domiciliation du siège de la mère dans l’Hexagone. En effet, aujourd’hui, les obligations s'imposent uniquement aux entreprises employant au moins 500 salariés et réalisant plus de 100 M€ de chiffre d'affaires ou à celles, plus petites, mais rattachées à un groupe atteignant lui-même ces seuils, à la condition toutefois que le siège social de la maison mère soit localisé en France. Dans un souci d’égalité, la loi Sapin 2 devrait s’appliquer à toutes les entités exerçant une activité en France, quelle que soit la nationalité de leur mère, dès lors qu’elles atteignent par elles-mêmes ou par appartenance à un groupe les seuils définis par la loi.